Les affiches du Radium: 1907-1914
Rayonnant Radium. Au tournant des années 1910:
la marche triomphale du cinéma (et Spitteler en Mercure)
A propos d'Adrian Gerber, Sensation im Schundkino ! Archäologie der Kinowerbung in der Schweiz um 1910 am Beispiel des Zürcher Kinos Radium, octobre 2013, 20 p., 6 ill., pdf.
Cinéma Radium, Zurich. Carte postale, 1907. Collection Cinémathèque suisse
En été 2009, les travaux menés dans le bâtiment du cinéma Radium, sis Mühlegasse 5 à Zurich, mirent au jour, parmi d’autres vestiges dont certains datés du XIème siècle, une centaine d’affiches de films remontant aux années 1907-1914.
Adrian Gerber fut chargé de leur identification. En publiant son étude, Sensation im Schundkino ! Archäologie der Kinowerbung in der Schweiz um 1910 am Beispiel des Zürcher Kinos Radium, nous accueillons dans Documents de cinéma le travail d’un historien qui a entrepris une vaste recherche sur la réception du cinéma en Suisse pendant la Première guerre mondiale dans le cadre d’une thèse menée à l’Université de Zurich.
On lui doit par ailleurs la récente mise en ligne d’une source fondamentale, la revue Kinema (1911-1919, conservée depuis 1913), le seul corporatif de l’époque qui soit presque intégralement conservé et la seule revue de cinéma accessible sur l’internet.
La propagande cinématographique, généralement associée à tort aux décennies ultérieures et à l’action des régimes totalitaires, fait l’objet de son attention particulière, comme on le constatera en l’écoutant parler de son usage durant la guerre italo-turque :
« Die Anfänge filmischer Propaganda im Italienisch-Türkischen Krieg (1911– 1912): Methoden, Beispiele, Ambivalenzen », conférence prononcée dans le cadre de l’atelier
« Bewegte Quellen » (Université de Zurich, 25 avril 2012, Filmspur audiovisuelle Quellen in Geschichte und Gesellschaft).
Signalons, à propos de la guerre de 14-18, la progressive mise en ligne de quelque 650 heures de films par l’European Film Gateway 1914 Project, auquel collaborent vingt-cinq institutions européennes.
Le mémoire de licence d’Adrian Gerber sur l’activisme cinématographique catholique suisse, dont on méconnaissait largement les formes comme l’influence, a fait l’objet d’une publication chez Academic Press, Fribourg, en 2010 :
- "Eine gediegene Aufklärung und Führung in dieser Materie". Katholische Filmarbeit in der Schweiz 1908–1972.
En complément de la présente étude sur le Radium, on lira son article tout récemment paru sur les films d’Asta Nielsen tels qu’ils apparaissent à l’affiche des cinémas zurichois avant 1914 :
- «Advertising Asta Nielsen. Traces of Local Trade Rivalry in Zurich and Transnational Circulation», in: Martin Loiperdinger, Uli Jung, éd., Importing Asta Nielsen. The International Film Star in the Making 1910–1914, John Libbey Publishing, Herts (GB), 2013, (KINtop Studies in Early Cinema, 2), pp. 162-167.
Sensation im Schundkino ! est édité également sur support imprimé, in: AugenBlick (Marburg), n°56–57, octobre 2013.
Nous livrons ici quelques considérations suscitées par la lecture de l’étude d’Adrian Gerber sur le Radium, qui est publiée en allemand.
Die Braut des Todes / Dødens brud (DK 1912, Nordisk, August Blom), affiche lithographiée, 100x140 cm, avec rajout de l’exploitant (« Nur noch heute »), état avant restauration.
Stadtarchiv Zürich / © Adrian Gerber.
Napoleon, The Man of Destiny (USA 1909, Vitagraph, J. Stuart Blackton); impression polychrome, 71x108 cm; fragments.
Stadtarchiv Zürich / © Adrian Gerber.
UN
Soit une série statistique simple, la répartition des occurrences des termes « cinématographe » et « cinéma » dans le Journal de Genève entre 1905 et 1911 (collection annuelle complète), relevé automatique relativement fiable que la disposition en ligne du journal permet aisément de faire aujourd’hui :
1905 « cinématographe » 24 « cinéma » 0 total 24
1906 « cinématographe » 75 « cinéma » 7 total 82
1907 « cinématographe » 129 « cinéma » 23 total 152
1908 « cinématographe » 288 « cinéma » 121 total 409
1909 « cinématographe » 145 « cinéma » 221 total 366
1910 « cinématographe » 245 « cinéma » 259 total 504
1911 « cinématographe » 151 « cinéma » 261 total 412
DEUX
Soit les propos tenus le 2 décembre 1921 par Etienne Clouzot, en préambule de sa conférence sur « Le cinéma et son décor », prononcée à la Société des arts (Athénée), à Genève:
« Il est extrêmement difficile de délimiter une causerie sur le cinéma. Le sujet est tellement vaste qu’il ne saurait être épuisé dans son ensemble en une heure d’examen ; il faudrait lui consacrer autant de conférences qu’il y a de points essentiels à étudier dans son développement. On pourrait concevoir par exemple le cinéma dans ses rapports avec l’art, avec la littérature, avec la morale, différencier les écoles qui se dessinent déjà : films français, films italiens, films américains, etc.
En moins de 20 ans le cinéma a fait la conquête du monde. Il y a au bas mot 40.000 établissements dans le monde entier qui renouvellent leur programme toutes les semaines sinon plus fréquemment. La production des films a pris une telle importance au point de vue industriel et commercial, qu’à l’heure actuelle l’industrie cinématographique se classe dans l’ordre des valeurs, la deuxième du monde. Le mouvement d’argent qu’elle entraîne n’étant comparable et ne le cédant qu’au trafic du blé, et dans certains pays, en Allemagne par exemple, l’industrie cinématographique occupe à l’heure actuelle le premier rang.
On a comparé très justement l’invention du cinéma à celle de l’imprimerie. C’est en effet l’événement le plus marquant pour la diffusion des connaissances qui se soit produit depuis plus de 4 siècles et le premier film montré à Paris, à la fin du 19e siècle, l’arrivée d’un train en gare, peut-être tenu au moins pour équivalent à l’impression de la Bible de Nuremberg au milieu du 15e siècle. »
Historien diplômé de l’Ecole des Chartes, archiviste-paléographe à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris de 1902 à 1914, le Français Etienne Clouzot (1881-1944) est alors, depuis 1919, chef du secrétariat du Comité international de la Croix-Rouge et rédacteur de Revue internationale de la Croix-Rouge et Bulletin international des Sociétés de la Croix-Rouge, il est aussi secrétaire de l'Union internationale de secours aux enfants, institution à l’origine du film L'enfance qui meurt d’Alfred Gehri (1922).
Voir Roland Cosandey, Eloquence du visible. La Famine en Russie 1921-1923. Une filmographie documentée, Institut Jean Vigo, Perpignan, 1998, (Archives, nº75-76, juin 1998).
Dès le 21 mars 1921, Etienne Clouzot (Ct.) tient la rubrique « D’un film à l’autre » dans le Journal de Genève, où il sera relayé par sa femme, Jeanne Clouzot (1882-1965), dès le 7 octobre 1924 (J. Ct) et jusqu’en 1964.
La plupart de ses articles sur le cinéma a été publiée par Daniel Taillé, tels qu’ils sont conservés sous forme de coupures de presse dans le Fonds Etienne Clouzot par la Médiathèque de Niort:
- Daniel Taillé, La saga des Clouzot et le cinéma. 1re époque, Association Cinémathèque en Deux-Sèvres, [Niort], 2007.
La conférence de décembre 1921 ouvre la partie de l’ouvrage consacrée à Etienne Clouzot, sans le premier paragraphe, que nous donnons ici grâce à l’amabilité de M. Taillé, qui nous a transmis une photocopie du texte intégral dactylographié, « Le cinéma et son décor », 15 feuillets non paginés.
TROIS
Ce qui s’est passé entre 1905 et 1921, une des affiches du Radium retrouvées dans les combles de Mühlegasse 5, le proclame en janvier 1913, à propos d’un film durant quelque soixante minutes, Parsifal de l’Ambrosio turinaise (Mario Camerini, 1912): « Der Siegeszug der Kinematographie », la marche triomphale de la cinématographie.
Dans un développement que freineront provisoirement les restrictions imposées par la guerre, la période 1907 -1914 marqua effectivement l’installation définitive de ce spectacle nouveau, à peine une quinzaine d’années après la mise au point technique de son invention.
En 1913, cette invention était classée parmi «les Dix merveilles modernes » dans un palmarès établi sur concours par Scientific American. Le Journal de Genève se fit l’écho de la compétition publique lancée par la revue de vulgarisation américaine pour déterminer les dix plus grandes découvertes d’importance commerciale patentées depuis un quart de siècle. SciAm prima l’essai de William I. Wyman, qui commentait, conformément à la consigne, son choix des inventions “most revolutionary in character in the broadest fields, which affected most of our mode of living, or which opened up the largest new sources of wealth.” (SciAm, 1er novembre 1913, p. 337).
Le cinéma (1893, Kinetoscope d’Edison) apparaît en quatrième position aux deux titres suivants, selon le compte-rendu du Journal de Genève : « Il a contribué non seulement à modifier le goût du spectacle chez les différents peuples, mais de plus, il est en train de devenir un merveilleux instrument d’éducation ».
Il est précédé par le four électrique (1889), la turbine à vapeur (1894), l’automobile (1890) ; le suivent la télégraphie sans fil (1900), l’aéroplane (1906), la cyanuration (1890), la linotype (1890), les transformations électriques (soit le moteur à induction, 1890) et les procédés de soudure électriques (1889).
- An., « Les dix merveilles modernes », Journal de Genève, 24 novembre 1913, p. 5.
Scientific American établit par ailleurs un palmarès des réponses reçues, selon lequel le cinématographe se trouve encore au cinquième rang, avec 65 % de suffrages, après la télégraphie sans fil (97%), l’aéroplane (75%), les rayons X, (75%), à égalité avec l’automobile (65%), mais avant le béton armé, le phonographe, la lampe électrique à incandescence, la turbine à vapeur et le tramway électrique, inventions dont « le taux de suffrage tombe à 35% environ ».
Et le rédacteur anonyme du Journal de Genève de commenter : « Il semble donc que les cinq premières découvertes s’imposent seules à l’attention du public. Le reste prête à la discussion. On ne fait pas de différence entre le phonographe, la machine à calculer, le radium ou la lampe électrique. Cet aperçu psychologique sur la mentalité américaine était intéressant à noter. »
- W[illia]m I. Wyman, «The Ten Greatest Invention of Our Time. Prize Essay Contest », Scientific American. The Weekly Journal of Practical Information (New York), vol. 108, n°18, 1er novembre 1913. Repris in : Journal of the Patent & Trademark Office Society, n°547, 1931, p. 547 sq.
QUATRE
Découverte scientifique échappant à l’objet du concours de la revue américaine, le radium (du latin « radius », « rayon lumineux », décliné à l’accusatif) fut mis en évidence par les Curie en 1898 et valut au couple le Prix Nobel de physique en 1903.
«Le nouveau métal lumineux » (Journal de Genève, 14 août 1903, p. 1) ne donna pas seulement son nom au Radium zurichois, mais servi d’enseigne à d’autres salles, à un moment où les cinémas (« Lichtspiel » en allemand) se nommaient aussi Elektrische Lichtbühne, Lumen, Lux, Apollo, Edison, Orient (« ex oriente lux »).
La dénomination, que seul le Radium zurichois conserva durant sa longue exploitation, semble appartenir à la première vague d’ouverture de cinémas comme en témoigne la chronologie provisoire suivante :
Radium, Zurich (ZH), 12 octobre 1907- fin juin 2008.
Radium, St. Gallen (SG), 1907- 1911.
Radium, Lugano (TI), février 1908 – 1916.
Radium, Bern (BE), 1908-1909.
Radium, Vevey (VD), 11 décembre 1909 – 10 juiller 1910
Radium, Winterthur (ZH), 2 août 1912, Thalia-Theater-Variétés depuis juillet1917.
Radium, Baden (AG), inauguré le 1er juin 1913, devenu ultérieurement Royal, aujourd’hui préservé grâce à une action menée en 2010-11. Voir Ein stolzes Jahrhundert Radium / Royal - Das Heft zum Fest, Royal Baden, 2013, 80 p.
Radium, Tecknau (BL), mi-août 1913-1915. Voir Volksstimme (Sissach) n°84, 29 juillet 2011, p. 18, 6 ill.
CINQ
La découverte fortuite du lot d’affiches utilisées avant la Première guerre mondiale par le Radium, un des premiers « Kinematographentheater » zurichois, en activité de 1907 à 2008, est un événement exceptionnel, car le renouvellement hebdomadaire du programme et les transformations successives qui affectent les salles de cinéma ne favorisent guère la conservation d’un matériel d’exploitation par nature éphémère - affiches, affichettes, photographies, programmes, panneaux peints.
Par ailleurs, les plus anciennes affiches de cinéma conservées en Suisse, par la Cinémathèque comme par d’autres collections publiques, ne constituent ni des séries cohérentes, ni ne sont précisément localisées par leur usage, la plupart ayant été collectionnée à la pièce pour la notoriété du film ou des acteurs, pour l’importance de l’imprimeur ou pour des raisons esthétiques (voir Catalogue collectif des affiches).
A notre connaissance, seules les fresques retrouvées sur les murs du cinéma Royal à Tavannes témoignent de manière comparable, in situ, de l'iconographie publicitaire du cinéma des années 1910, en l’occurrence telle qu’elle pouvait être déclinée par la décoration même de la salle. On en trouvera la reproduction en couleur dans Intervalles (Prêles), nº 55, automne 1999.
C’est bien en raison de cette rareté qu’une opération de restauration et d’identification fut entreprise rapidement par le Département des constructions de la Ville de Zurich, qui proposa également une exposition (Fundort Kino. Archeologie im Kino Radium, Hochbaudepartement der Stadt Zürich, im Haus zum Rech, Zurich, 15 février – 7 mai 2011) et mit en ligne le catalogue du fonds.
Pour l’historien, cet ensemble constitue par conséquent une source unique, dont Adrian Gerber met bien en évidence, dans la présente étude, les problématiques qu’elle entraîne à formuler.
SIX
Ces années qui vont de 1907-08 jusqu’à la fin de la guerre sont cruciales pour le développement du cinéma en Suisse. La période voit l’établissement définitif du spectacle cinématographique, l’émergence de maisons de distribution autochtones, la formation d’associations corporatives et la parution des premières revues qui en sont issues, la discussion juridique du statut constitutionnel du cinéma, le passage des règlements communaux aux premières législations cantonales, les premières cartographies des salles à l’échelle du canton (liées à la réglementation sanitaire et à la délivrance des patentes), la discussion critique à la fois dans le cadre de l’action des « réformateurs » (« Kinoreformer ») et comme rubrique de certains journaux, prémices de la critique cinématographique à laquelle allaient s’ouvrir les grands quotidiens dès l’immédiat après-guerre (en 1919, dans la revue corporative Kinema, un Griffith, un Ince ou un Chaplin sont traités comme des auteurs).
Elle marque aussi la première perception du rôle politique du cinéma et, avec les premiers projets de production, l’esquisse d’une définition de ce que pourrait être le cinéma national.
Signalons deux faits que l’on peut considérer, parmi d’autres, comme des indicateurs probants de cette « marche triomphale » : la présence inaugurale d’une salle de cinéma et d’une programmation officielles au sein d’une Exposition nationale suisse, en l’occurrence celle qui eut lieu à Berne en 1914, et le fameux texte de Carl Spitteler (1845-1924), « Meine Bekehrung zum Cinema », qui fut publié d’abord un quotidien radical de la Suisse centrale, le Luzerner Tagblatt du 22 mars 1916, pour connaître une circulation exceptionnelle à laquelle la notoriété de l’écrivain septuagénaire ne fut pas étrangère.
Roland Cosandey, «De l'Exposition nationale Berne 1914 au CSPS 1921 : charade pour un cinéma vernaculaire», in Maria Tortajada et François Albera, éd., Cinéma suisse : nouvelles approches, Payot, Lausanne, 2000, pp. 91-109.
SEPT
Arrêtons-nous ici à Spitteler - mais profitons en passant pour renvoyer à Willi Bierbaum (1875-1942), qui publia dès la fin de 1912 des critiques de cinéma dans la Neue Zürcher Zeitung, où il tenait la chronique locale. Nous avons croisé ce dernier dans Documents de cinéma à propos d’aviation, de journalisme, de cinéma et de vitesse, quatre thèmes liés (Aviation et cinéma 3 : une bibliographie de travail), et on prendra connaissance de ses premières critiques en allant chez Güttinger 1984, pp. 177-186 (voir infra).
Nous pourrions aussi suivre la piste de rg., qui signa une « Kinematographische Rundschau » régulière dans les Basler-Nachrichten dès le 9 janvier 1916 (Meier-Kern 1995, pp. 111-112), pour étayer l’hypothèse selon laquelle la critique cinématographique débute dans la presse quotidienne suisse alémanique au moins un lustre plus tôt qu’en Suisse romande.
Ou évoquer encore, dans le même ordre d’idée, les textes que Diederichs 1986 considère comme le premier exemple germanophone d’une véritable critique de cinéma paraissant dans un périodique culturel, soit la série des quarante-cinq d’articles publiée du 13 juillet 1913 au 17 janvier 1915 dans l’hebdomadaire zurichois Die Ähre. Wochenschrift für Dichtung, Konzert, Theater und Unterhaltungen, édité par le Schutzverband schweizerischer Schriftsteller sous la plume de son président, l’écrivain allemand Karl Bleibtreu (1859-1928).
Sa chronique, intitulée « Filmkritik », rend compte du programme de la quinzaine de salles alors en activité à Zurich, et par conséquent, parmi les quelque cinq cents titres mentionnés, évoque des films à l’affiche du Radium.
Helmut H. Diederichs, Anfänge Deutscher Filmkritik, Fischer et Wiedleroither, Stuttgart, 1986, pp. 79-83.
Karl Bleibtreu figure évidemment en bonne place dans l’indispensable anthologie de Fritz Güttinger, Kein Tag ohne Kino (1984, voir infra), qui réédite avec quelques raccourcissements et des corrections rdactionnelles (pp. 208-245), les cinq parties de son « Kino und Theater » paru en 1913 dans Kinema (Zurich), n° 14 (5 avril), n°15 (12 avril), n°16 (19 avril), n°17 (26 avril), n°18 (3 mai).
Sous réserve de la connaissance des deux premières années de parution de Kinema, dont aucune livraison n’est encore venue au jour, cette étude pourrait constituer la première approche du cinéma jamais parue en Suisse selon une perspective équivalente à celle de la critique littéraire.
Diederichs suppose que ce serait à la suite des contraintes rédactionnelles imposées par le périodique corporatif qu’était Kinema que Bleibtreu, qui y avait inauguré en mai 1913 une série d’articles intitulée « Aus Zürcher Lichtspieltheatern » (n°19, 10 mai ; n°20, 17 mai ; n°24, 14 juin ; n°25, 21 juin), aurait poursuivi sa chronique à l’enseigne indépendante de Die Ähre (cf. Diederichs, op. cit., p. 80).
Sur les salles de cinéma zurichoises, voir Christophe Bignens, Kinos Architektur als Marketing, Kino als massenkulturelle Institution. Themen der Kinoarchitektur. Zürcher Kinos 1900-1963, Hans Rohr, Zurich 1988.
HUIT
Revenons à Spitteler, dont les écailles lui obscurcissant la vision du spectacle cinématographique seraient tombées vers 1913-14, selon lui. Cette « conversion au cinéma » fut proclamée par un écrivain qui avait mobilisé l’attention publique en décembre 1914 par un discours sur la neutralité suisse resté fameux, « Unser Schweizer Standpunkt » (« Notre point de vue suisse », voir Vallotton 1991, infra).
« Meine Bekehrung zum Cinema » y fait d’ailleurs allusion, dans un passage où le lecteur/spectateur est invité à repérer des caractéristiques nationales dans les films de production suédoise, américaine et italienne : « Von französischen und deutschen Films lasst uns schweigen, seien wir neutral ! ».
A l’origine, la défense et l’illustration du cinéma formulées par Spitteler intervient au moment où le contrôle des premières salles par les autorités lucernoises s’accentue, se manifestant d’abord par l’instauration d’une clause du besoin, puis par l’élaboration d’une première loi cantonale, qui entrera en vigueur le 15 mai 1917 (cf. Eberli 2012, pp. 117 sq., voir infra).
L’attaque du texte sonne comme une provocation :
« Ist es wirklich wahr, man trägt sich mit dem Gedanken, jetzt auch unsere Kinema durch polizeiliche Bevormundung und Prohibitivsteuern zu belästigen, so ziemlich die einzige Kurzweil, die unsere Stadt ihren Einwohnern zu bieten hat ? Das fehlte gerade noch. Schade, dass ich nicht im Rate zu sitzen die Ehre habe, sonst würde ich mir den Gegenantrag erlauben, die Kinematheater durch Steuerfreiheit und Subventionen zu unterstützen. »
Aussi cet article est-il le plus souvent mentionné pour faire pièce, même rétroactivement, aux détracteurs du cinéma et pour en dénoncer l’aveuglement. Mais il mériterait mieux : une contextualisation détaillée de sa parution, une analyse comparée de ses diverses éditions, une étude de sa fortune critique, qui allait se prolonger jusque dans l’entre-deux-guerres (voir infra), et, last but not least, une attention effective à la pensée exprimée sur le cinéma par un auteur dont la réflexion politique conservatrice et élitiste ne laissait pas attendre une telle prise de position, comme le relève Meier-Kern 1993 (p. 115), quand il fait remarquer que les partisans de l’écrivain durent être fort étonnés de cette conversion.
Une étude monographique en serait facilitée aujourd’hui par la connaissance que nous avons acquise depuis quelques années du cinéma de cette période, dont seuls Güttinger (1984) et Meier-Kern (1993), parmi ceux qui ne manquèrent pas de faire état de ce texte, pouvaient se prévaloir, et que le travail d’Adrian Gerber sur le Radium vient approfondir considérablement.
Entre passion spectatorielle pour l’image cinématographique (reposant sur des considérations esthétiques hélas esquissées seulement dans ce cadre journalistique), rejet d’une certaine production et appel sans équivoque à une attention positive envers le cinéma, la prise de position de Carl Spitteler se situe au cœur du débat multiple que suscite alors le nouveau spectacle.
NEUF
1. Carl Spitteler, «Meine Bekehrung zum Cinema», in: Luzerner Tagblatt, 22 mars 1916, p. 1.
Voir le compte-rendu de ce qu’il qualifie de « Plauderei » par Ferdinand Avenarius dans «Spitteler’s Bekehrung zum Kino», Deutscher Wille des Kunstwarts (Munich), n°17, juin 1916, pp. 200-201, où il est fait le reproche à Spitteler d’ignorer les efforts théoriques et pratiques menés depuis des années par le mouvement de la Kinoreform et la minceur de son plaidoyer.
- Repris avec quelques raccourcissements sous le titre «Meine Bekehrung zum Cinéma» dans Carl Spitteler, Gesammelte Werke, vol. 9, Aus dem Werkstatt, Artemis Velag, Zurich, 1960 (Werner Stauffacher, éd.), pp. 573-576, et commenté dans id., vol. 10.2, Geleitband, pp. 624-626, par l’éditeur, qui fait état de la version bâloise parue dans la National-Zeitung (Bâle), 11 avril 1916, mais n’a pas connaissance de la version Kinema du 1er avril 1916.
2. Carl Spitteler, «Meine Bekehrung zum Kinema», in: Kinema (Bulach, Zurich), nº 13, 1er avril 1916, pp. 4-5, 8.
La revue Kinema, dont il faudrait étudier les diverses formes qu’y prit la volonté de faire reconnaître au cinéma une légitimité culturelle, reprend l’article lucernois sans commentaire. Ce n’est pas seulement à Lucerne et à Bâle qu’il est débattu d’une législation du cinéma, mais aussi à Zurich, où une ordonnance cantonale sur le cinéma allait entrer en vigueur le 16 octobre 1916. Ce contexte est évidemment bien connu des lecteurs de ce périodique, « organe de l’Union des intéressés de la branche cinématographique de la Suisse » et premier corporatif d’importance nationale.
3. «Meine Bekehrung zum Kinema», in: National-Zeitung (Bâle), 11 avril 1916.
Cette version remaniée de l’article lucernois intervient pendant qu’est discutée par le Parlement l’élaboration de la première loi cantonale sur le cinéma, qui entrera en vigueur le 3 janvier 1917, après quelque cinq ans de discussion.
Voir Paul Meier-Kern, Verbrecherschule oder Kulturfaktor? Kino und Film in Basel 1896-1916, Bâle, Gesellschaft für das Gute und Gemeinnützige, Helbing & Lichtenhahn, 1993, pp. 111-115, où l’auteur compare les deux versions et commente la réaction d’Avenarius (voir supra) et celle de Hans Abt, président du Tribunal civil et membre du Tribunal des mineurs bâlois, dans le mensuel catholique Schweizer Rundschau:
Hans Abt, « Zur Kinofrage », Schweizer Rundschau (Stans), 17ème année, 1916/17, pp. 105-112, pp. 185-201, voir p. 111.
- Repris tel quel in : Fritz Güttinger, éd., Kein Tag ohne Kino. Schriftsteller über den Stummfilm, Deutsches Filmmuseum, Frankfurt a. Main, 1984, pp. 336-339.
En 1968, Güttinger avait consacré un article à «Meine Bekehrung zum Kinema», dans un ouvrage collectif marquant le cinquantenaire d’une importante chaîne de salles suisse, la Compagnie générale du cinématographe S. A., Genève (1918), devenue Allgemeine Kinematographen AG, Zürich en 1928. Intitulée 1918-1968. Film und Filmwirtschaft in der Schweiz. Fünfzig Jahre Allgemeine Kinematographen Aktiengesellschaft, Zürich (Allgemeine Kinematographen Aktiengesellschaft, Zurich, 1968), cette publication s’ouvre sur un exergue emprunté au début du texte de Spitteler, dans sa version bâloise, comme si la question posée en 1916 était encore d’une brûlante actualité en 1968 : «Ist es wahr, man will heute unsere Lichtspieltheater noch mehr belästigen, noch peinlicher einschränken und bevormunden, noch lächerlicher ängstlich zensieren, überhaupt noch misstrauischer behandeln, als wären sie ein öffentliches übel, das man zwar leider nicht gänzlich unterdrücken könne, aber dessen man sich eigentlich schämen müsste ? (...)». Le commentaire que donne Güttinger du texte de Spitteler se présente comme une définition de ce qu’est la véritable culture cinématographique, pour laquelle la dimension distractive (« Unterhaltung ») ne serait ni une malédiction, ni une tare. Tout en décrivant implicitement son propre rapport au cinéma, l’auteur se livre à une critique des «Bildungsphilister», ces «Akademiker» qui ignorent le cinéma parce qu’ils n’en ont pas entendu parler à l’Université, ou qui jugent que ce moyen doit servir à transformer le monde, ou encore qui n’en voient la dimension esthétique que dans ses manifestations les plus abstruses. Personne n’est nommé. Peut-être Güttinger pense-t-il à Werner Stauffacher, commentateur et biographe de Spitteler, au critique Martin Schaub, alors éditeur de la revue Cinema, aux tenants suisses alémaniques de la filmologie. Quoi qu’il en soit, l’instrumentalisation de Spitteler est révélatrice, ici, d’une position défendue dans le champ critique, en l’occurrence par l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire de la réception du cinéma par les écrivains germanophones dès le début du 20ème siècle. Sur Güttinger, voir Roland Cosandey, «Das Kabinett des Liebhabers. In memoriam Fritz Güttinger (1907-1992)», Kintop. Jahrbuch zur Erforschung des frühen Films (Bâle, Francfort), nº 1, 1993, pp. 100-102.
4. Carl Spitteler, « Ma conversion au Cinéma», in : Schweizer Cinéma Suisse (Montreux), 7ème année, nº 9, 18 mai 1925, p. 11, pp. 14-16, illustré par un portait de Spitteler par [Pierre-Eugène] Vibert (bois gravé).
Cette première traduction française de «Meine Bekehrung zum Cinema», peu fine au demeurant, est introduite par un éloge des œuvres du « plus grand écrivain contemporains suisse (…) digne d’être comparé à Gottfried Keller ou à Gottfried-Ferdinand Meyer » (p. 11).
Si le texte paraît à l’occasion du 80ème anniversaire de notre Prix Nobel de littérature (1919), précise le rédacteur anonyme de la notice, il suffit de feuilleter la collection de la revue pour constater que sa présence, sans indication de date ni de source, n’est pas sans rapport avec une actualité proprement cinématographique.
Un mois plus tard, Schweizer Cinéma Suisse, n°10, 1er juin 1925, fait paraître un commentaire de la réponse du Conseil fédéral à la motion Zimmerli et souligne que l’Exécutif est opposé à l’introduction d’une clause du besoin pour les salles de cinéma, qui restreindrait l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie garantie par la Constitution fédérale, voir R. B.-G., « Le Conseil fédéral et la question des Cinématographes », op. cit., pp. 5-6.
Signée par le conseiller fédéral Jean-Marie Musy, la réponse au postulat Zimmerli constitue la première prise de position du Conseil fédéral envers le cinéma, qui relève principalement de l’autorité cantonale. Ce long texte circonstancié n’a pas encore fait l’objet d’une attention historiographique à la mesure de son importance, voir Rapport du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale, sur le postulat déposé au Conseil national par M. le Dr Zimmerli et cosignataires, concernant la révision de l'art. 31 de la constitution fédérale. (Du 26 mai 1925.), in : Feuille fédérale suisse, nº22, vol. 2, 3 juin 1925, pp. 577-622.
5. «"Ich gestehe, oft aus dem Kinema ergriffen und erschüttert zurückzukehren…" sagt Carl Spitteler», in : Schweizer Film Suisse (Rorschach), 4ème année, n°59, 1er janvier 1938, pp. 12-14.
Le texte de Spitteler est précédé d’une présentation de G. Eberhardt, Aarau, pour qui l’opinion de l’auteur, « un des plus grands poètes suisses », exprime « ein Urteil über den Film (…), das heute in vermehrtem Masse, da der Film sprechend geworden ist, zutrifft.
Cette pertinence est réactualisée par le fait, selon Eberhardt, que les adversaires du cinéma se manifestent à nouveau avec virulence dans le cadre de la discussion en cours sur l’institution d’une Chambre suisse du cinéma. Qu’il s’agisse d’un écrit datant de 1916 n’est pas indiqué, ni a fortiori sa source.
Cette livraison de Schweizer Film Suisse marque une étape importante, puisque la revue bilingue devient dès lors « le seul organe officiel de la branche cinématographique suisse » (cf. l’éditorial intitulé « Union », p. 2, « Einigkeit », p. 11), réunissant les deux Associations cinématographiques des exploitants de cinéma (Suisse romande, Suisse allemande et tessinoise) et l’Association suisse des loueurs de films.
Sur la fréquentation assidue par Spitteler des cinémas lucernois, ville où il s’était installé en 1892, voir le témoignage de Theodora von der Mühll, « Jugenderinnerungen an Carl Spitteler », Basler Nachrichten, 24 avril 1947.
Sur l’autorité intellectuelle de Spitteler et sa place dans le champ journalistique et politique, voir François Vallotton, Ainsi parlait Carl Spitteler, Université de Lausanne, Faculté des lettres, Section d’histoire, Lausanne 1991 (Histoire et société contemporaines, 11) .
Sur l’histoire de la censure cinématographique lucernoise, voir Martin Eberli, Gefährliche Filme - gefährliche Zensur ? Filmzensur im Kanton Luzern im Vergleich mit den Filmkontrollen der Kantone Zürich und Waadt, Schwabe, Bâle, 2012 (« Luzerner Historische Veröffentlichungen, 44 »).
Curieusement, l’auteur de cet ouvrage indispensable ne mentionne pas Spitteler.
Sur l’histoire des cinémas lucernois, voir Felix Bucher, Geschichte der Luzerner Kinos, 50 Jahre Kino Moderne, Kommissionsverlag Eugen Haag, Lucerne 1971 («Luzern im Wandel der Zeiten», nº47).
Signalons que la revue corporative Kinema publia un autre «öffentliche[n] Kino-Brief », dû à un écrivain très populaire à l’époque, la romancière et poétesse Isabelle Kaiser (1866-1925).
L’insertion, bibliographiquement malheureuse, de ce texte dans un article qui lui sert de présentation et signé d’un autre nom, n’en a pas favorisé la connaissance, même si Prodolliet 1975 et Güttinger 1984 n’ont pas manqué de le remettre en circulation:
D. A. Lang, « Schweizer Dichter und Kinokunst », Kinema (Bulach, Zurich) n°33, 17 août 1918, pp. 1-2.
Repris, pour ceux que la typographie gothique rebuteraient:
- in : Ernest Prodolliet, Die Filmpresse in der Schweiz. Bibliographie und Texte, Universitätsverlag, Fribourg, 1975, pp. 151-155 (texte intégral) ;
- in : Güttinger 1984, op. cit., pp. 364-366, qui omet l’intéressante présentation de Lang pour rendre le texte d’Isabella Kaiser littérairement autonome en lui attribuant de surcroît le titre de « Kinobrief ».
Roland Cosandey, 25 octobre 2013 / version amplifiée le 28 novembre 2013.