Cinémathèque suisse - site officiel

La Bobine, le Kursaal –Bel Air et les mémoires de Hans Korger

Opens internal link in current windowMeylan Multimedia, Quand les films étaient en pellicule. Deux générations de projecteur 35 mm. Trois générations de source de lumière. Cinéma La Bobine, Le Sentier, Vallée de Joux (Suisse). Patrice Piguet, opérateur depuis 1969, responsable technique, Le Sentier, 12 mai 2016. Vidéo, 38’20’’.

Initiates file downloadHans Korger, Das lebende Bild. Ein Rückblick auf ein halbes Jahrhundert, Buch- und Akzidenzdruckerei K. Graf, Bülach-Zürich, 1940, 107 p., 16 pl. d’illustrations photographiques en hors-texte. PDF.

Bruno Corthésy et Mathias Glaus, L’ensemble Terreaux-Mauborget, rue des Terreaux 2-12 - rue Mauborget 4-12, Lausanne. Nos ECA 5305-5217, Service des monuments et sites du canton de Vaud, 2013.
Initiates file downloadVolume 1 : Texte, 55 p., PDF. / Initiates file downloadVolume 2 : Illustrations, 77 p., PDF.

 

Quelques observations en guise d’introduction

Trois documents nouveaux, fort riches et fort dissemblables, sont mis en ligne dans cette rubrique de Documents de cinéma consacrée à l’histoire du spectacle de cinéma : un documentaire sur la projection 35 mm telle qu’elle fut pratiquée au cinéma La Bobine (Le Sentier) depuis 1923 ;un ouvrage de 1940 consacré à l’histoire de l’exploitation cinématographique suisse ; un dossier architectural sur un ensemble lausannois marqué par la présence d’une salle de variétés et de cinéma, le Kursaal.

C’est l’occasion de quelques observations, bibliographiques ou thématiques, en guise d’introduction, à propos d’approches difficilement unifiables, tant elles proviennent d’intentions et de disciplines différentes, chacune avec ses propres questions et sa propre finalité, mais qu’il est bien de réunir en accolade, car aller à travers champs ne peut qu’être stimulant.


1.

Les salles de cinéma suisses ont fait l’objet, ces cinq dernières années, d’une attention éditoriale assez diversifiée. En 2011, Les débuts du cinéma à Genève et à Lausanne, 1895-1914 de Freddy Buache et Jacques Rial (Cinémathèque suisse, Lausanne, 1964) était réédité tel quel par Infolio (Gollion), sans la mise en perspective que cet ouvrage pionnier aurait pourtant méritée. La même année, Simon Edelstein documentait visuellement lieux et publics dans un album intitulé Lux, Rex & Corso : Les salles de cinéma en Suisse. Une enquête photographique (Editions d’autre part, Genève, 2011).

En 2015, Documents de cinéma éditait l’intégralité du travail de Robert Cerruti, Les cinémas de Nyon des origines à nos jours, une entreprise de longue haleine reposant sur toutes les ressources documentaires à disposition dans une petite ville dotée d’archives communales et de quotidiens, et nourrie par la longue familiarité de l’auteur avec les salles du lieu.

En octobre 2016, les éditions bâloises Christoph Merian publiaient Rex, Roxy, Royal. Eine Reise durch die Schweizer Kinolandschaft. Un tour de Suisse à la découverte des salles obscures. Un viaggio attraverso i cinema svizzeri, (Sandra Walti, Tina Schmid, éd.), illustré par les photographies d’Oliver Lang, ouvrage qui se présente comme une sorte de guide national contemporain des salles obscures en activité.


2.

Alors que la célébration de cinémas centenaires risque de gagner en fréquence (les lieux de la première vague d’établissements permanents, soit les années 1907-1914, n’existent plus comme cinémas), la plus pratiquée des approches semble s’être réduite. Il y a longtemps, en effet que les étudiants ne s’emparent plus de ce sujet et que les mémoires universitaires ont cessé d’alimenter une littérature grise dont certains titres, consultables dans les bibliothèques universitaires ou les archives communales, font référence.

L’un d’eux, déjà ancien, est d’ailleurs accessible dans Documents de cinéma, celui de David von Kaenel sur les cinémas de Vevey et Montreux, dont le dernier chapitre en forme de mise au point méthodologique a gardé toute sa pertinence.

La célébration anniversaire s’accompagne souvent d’une plongée des organisateurs dans les journaux locaux, les archives communales ou cantonales et, last but not least, à la Cinémathèque suisse, dans le fonds de l’Association cinématographique de Suisse romande (ACSR), à laquelle les salles romandes étaient obligatoirement affiliées. Ce retour dans le passé n’aboutit pas toujours à une publication, même si la fête évoque la mémoire du lieu, comme ce fut le cas au Cinématographe, à Tramelan, le 31 octobre 2015. On y apprit notamment que durant les années 1910, dans ce bourg horloger de quelque six mille habitants où venaient régulièrement les tourneurs, deux cinémas étaient en concurrence.

A Bulle, le Lux, fermé depuis le 19 juin 1988, voué principalement depuis 1991 aux musiques dites actuelles à l’enseigne du centre culturel Ebullition, mais qui fut un cinéma dès 1916, a fait l’objet de recherches menées par la commission Cinébullition. Elles ont abouti, fait remarquable, à une exposition présentée par le Musée gruérien sous le titre Lumière sur les salles obscures - des histoires de cinéma à Bulle (19 septembre 2016 – 8 janvier 2017), ainsi qu’à une série de projections dont un des critères de choix fut judicieusement et malicieusement dicté par les décisions prises par la censure cantonale fribourgeoise entre 1949 et 1978. Gageons que le programme, imprimé comme un journal dont l’illustration aurait été caviardée, 100 ans du Cinéma Lux (31 p.) est déjà un "collector".

L’histoire du cinéma à Bulle n’est pas seulement locale. Ceux qui ont dépouillé les revues corporatives des années 1920, Cinéma suisse ou Schweizer Cinéma Suisse, le savent pour en avoir repéré la publicité, la maison Charrière & Cie, spécialisée dans les instrument électro-pneumatiques - orgues, pianos mécaniques, orchestrions, harmoniums – en équipait les salles et semble avoir été impliquée, après le muet qui l’était si peu, dans leur conversion au cinéma sonore.

Par ailleurs, le quart de siècle d’activité culturelle associative menée dans les murs de l’ex-Lux, Rue de Vevey 34, est décrit dans un ouvrage collectif très illustré paru en 2016, Ebullition. 25 ans (Editions Faim de Siècle, Fribourg). L’affectation nouvelle des salles qui furent une fois un lieu de cinéma – l’Atlantic lausannois, lieu de culte sectaire, puis pizzeria, par exemple, ou le Lumen de Renens occupé par une entreprise qui tient au cachet de la salle (on pourra consulter le dossier de faillite du cinéma lui-même aux Archives cantonales vaudoises dès l’année prochaine, le délai de trente ans arrivant à expiration) -, cette affectation nous semble appartenir à une histoire qui devrait être attentive à l’usage des lieux, c’est-à-dire à la continuités comme au changement des services que l’édifice, formellement représentatif ou non de ses fonctions, abrite dans le temps.


3.

L’exploitation cinématographique ayant été très rapidement soumis au contrôle administratif des autorités, une censure le plus souvent préventive, portant sur les films et leur publicité, en cadra l’activité selon des lois somme toute peu dissemblables d’un canton à l’autre, mais très variables dans leur application, au gré des sensibilités politico-culturelles locales.

Un ouvrage récent en brosse le tableau pour Genève, sous la forme d’une chronique journalistique plutôt que dans une perspective proprement historique : Henri Roth, Censuré ! 1934-1980 Histoire de la commission de contrôle des films de Genève, Slatkine, 2016.

La censure lucernoise, longtemps la plus sévère parmi les cantons catholiques, est traitée dans une thèse d’histoire de l’Université de Lucerne parue en 2012, qui développe également quelques points de comparaison avec les pratiques vaudoises et zurichoises. C’est à notre connaissance le premier travail de ce statut et de cette envergure portant sur ce sujet qui ait été publié en Suisse. Il touche aussi l’histoire des ciné-clubs, le Filmklub Luzern s’étant trouvé confronté d’une manière probablement unique en Suisse à des positions particulièrement rigoristes, légitimées par le Tribunal fédéral à la suite d’un recours du ciné-club.

Certaines interdictions entraînent un phénomène qui touche d’autres cantons, semble-t-il plutôt dans les années 1950-60 : le tourisme cinématographique. De Genève on se rend à Nyon, du Valais à Aigle ou à Bex, de Lucerne à Huttwil, dans le Canton de Berne, un des rares qui ne pratiquent pas de censure préventive pour les adultes (voir Les Sentiers de la gloire, 1958-1970. Chronique d’une interdiction, p. 7).

  • Martin Eberli, Gefährliche Filme - gefährliche Zensur? Filmzensur im Kanton Luzern im Vergleich mit den Filmkontrollen der Kantone Zürich und Waadt, Schwabe Verlag, Bâle 2012 (Luzerner Historische Veröffentlichungen, 44).

Pour Zurich, un des pôles nationaux en termes d’exploitation cinématographique, siège de nombreuses et importantes maisons de distribution, Matthias Uhlmann a publié quelques éléments de sa thèse, qui devrait paraître en 2017:

  • «Ideologieproduktion und Mikrohistorie: Sergej M. Eisensteins Bronenosec Potemkin und Oktjabr als Zürcher Zensurfälle», in: Katharina Klung et al. (éd.), Film- und Fernsichten. Beiträge des 24. Film- und Fernsehwissenschaftlichen Kolloquiums, Schüren, Marburg, 2013, pp. 382–393.
  • «‹Ungesundes Beiwerk›. Der gesellschaftliche Wandel im Spiegel der Filmzensur – Bilder von Gewalt und Sex vor dem Internet-Zeitalter», in: Neue Zürcher Zeitung, 29 janvier 2013, n°23, p. 19.
  • «"Der Vater von all dem" – die Naturistenfilme des Schweizers Werner Kunz», in: CINEMA 58 (Zurich), 2013, pp.156–173.
  • «Das kinematographische Kontagium. Die Behandlungsversuche der Zürcher Filmzensur», in: CINEMA 57 (Zurich), 2012, pp. 37–49.


4.

Les salles de cinéma relevant aussi bien de l’histoire architecturale et urbaine, que de celle d’un commerce particulier, l’exploitation cinématographique, qui englobe lui-même des champs d’une grande diversité – juridique, administratif, économique, journalistique -, le bibliographe doit être attentif à des travaux inédits comme ceux que le Bureau de recherche en histoire de l’architecture a menés sur mandat cantonal ou municipal.

Le premier, que son auteur a bien voulu que nous mettions intégralement en ligne, est consacré à un ensemble de bâtiments qui fait l’objet d’une transformation progressive confiée au bureau d’architecture Squalli pour Urban Project SA. Il nous intéresse ici parce que s’y insère la salle du Kursaal que les Lausannois connaissent surtout par l’appellation Bel-Air. Ils furent d’ailleurs nombreux à parcourir les lieux lors des 23èmes Journées européennes du patrimoine (10-11 septembre 2016) avant qu’ils soient transformés en surface commerciale.

La seconde étude porte sur le Capitole (arch. Charles Thévenaz, 1929), salle prestigieuse rachetée par la Ville de Lausanne en octobre 2010 et destinée, après préservation-rénovation-transformation, à faire figure de vaisseau-amiral de la Cinémathèque suisse. Cette recherche sera accessible en 2017 aux Archives de la Ville de Lausanne.
Par extension, Bruno Corthésy s’est intéressé au décorateur originel du Capitole, Jean-Jacques Mennet (1989-1969), dont on espère pouvoir mettre à jour au moins les peintures du foyer.

  • Bruno Corthésy et Mathias Glaus, L’ensemble Terreaux-Mauborget, rue des Terreaux 2-12 - rue Mauborget 4-12, Lausanne, Service des monuments et sites du canton de Vaud, 2013. Publié dans Documents de cinéma, décembre 2016. 
  • Bruno Corthésy et Mathias Glaus, « L’illusion de la cohérence urbaine. L’ensemble Terreaux-Mauborget à Lausanne », Monuments vaudois, 2014, n° 5, pp. 25-36.
  • Bruno Corthésy, Le cinéma Capitole, avenue du Théâtre 6 à Lausanne. N°ECA 5908a, Service d’architecture de la ville de Lausanne, 2016 (non publié), 67 p.
  • « Jean-Jacques Mennet, peintre-décorateur de grandes salles », Art et Architecture, 2016, n° 4, pp. 52-57, 15 ill.

L’ouvrage d’Olivier Robert, Petits théâtres lausannois de la Belle Epoque, Lausanne (Ed. d’En bas, 2015), donne, sans être toujours des plus fiables, quelques indications sur le Kursaal et d’autres lieux lausannois qui accueillirent au tournant du siècle des projections cinématographiques.
Les indications bibliographiques de cette page complètent le tableau publié ici-même en 2011 sous le titre Les salles de cinéma du canton de Vaud – une biblio-filmographie.


5.

Ce panorama serait incomplet sans la mention de la récente monographie consacrée au cinéma La Bobine au Sentier, dans la vallée de Joux : Daniel Reymond, La Bobine 1923-2015. Un cinéma à la Vallée de Joux, Editions de la Thièle, Yverdon-les-Bains, 2015.

La longue recension en quelque sorte programmatique que nous lui avons consacrée dans la revue Décadrages nous dispense de nous étendre ici, d’autant plus que le compte-rendu est accessible en ligne. On lira aussi la recension qu’en fait Gilbert Coutaz dans la Revue historique vaudoise en 2016 (pp. 275-277), car elle souligne, du point de vue de l’archiviste, la richesse unique des sources ayant permis d’établir l’histoire de ce cinéma et ce que cette histoire change dans la perception que l’on peut avoir d’un lieu excentré comme la vallée de Joux.

Mais il vaut s'en faire une idée en allant au livre lui-même, dont plusieurs éléments font regretter l’absence générale d’intérêt pour les exploitants de salle et leur pratique (si émouvants que soient les portraits filmiques de Mme Lucienne Schnegg (1925-2015), «la petite dame du Capitole» , ils alimentent peu notre connaissance concrète de ce métier et son évolution).

La mise en ligne ici-même du livre de Hans Korger, Das lebende Bild, dans son intégralité, est une manière de souligner cet état de fait, en même temps qu’elle rend accessible le premier travail paru en Suisse sur le cinéma que l’on puisse, dans ses limites, qualifier d’historique. Il parut à l’occasion du 25ème anniversaire de l’organisation faîtière des exploitants de cinéma, le Schweizer. Lichtspieltheater-Verband (S.L.V.), à un moment où la littérature sur le sujet était essentiellement juridique. L’imprimeur n’est autre que Karl Graf, à Bülach, dont la collaboration avec la corporation cinématographique avait commencé avec la publication durant quatre années (1913-1916 ) de la revue Kinema. Son auteur, dont nous ne savons rien pour le moment, présente l’ouvrage ainsi :

« Ein alter Kinofachmann legt hier seine Erinnerungen nieder, die bis zu den ersten Erscheinungen dieser Art von Volksunterhaltung zurückreichen. Es werden darin die Marksteine der einzelnen Entwicklungsstufen festgehalten und der Anteil der Schweiz an der Entwicklung des Kinematographie aufgezeigt.»

Nous le donnons à lire comme une source dont chaque ligne nécessite évidemment un recul critique. Mais il faut bien commencer quelque part. Das lebende Bild pourrait être ce quelque part et cela à bien des égards : l'ouvrage dresse le portrait de quelques personnages-clé de l’exploitation cinématographique en Suisse, donne des indications sur son cadre institutionnel, son personnel, les débats qui l’agitent et son évolution jusqu’à la fin des années 1930.


6.

Restons dans le métier – et rendons-nous en cabine de projection. L’ouvrage de Daniel Reymond produit divers témoignages recueillis par l’auteur auprès des spectateurs, des organisateurs et des opérateurs. La mémoire de la cabine, autant affective que professionnelle, est représentée par Patrice Piguet, opérateur et responsable technique de La Bobine pendant près d’un demi-siècle, qui succéda à son père, Jacques Piguet, gérant du cinéma de 1934 à 1985 et lui-même projectionniste.

A l’occasion du vernissage du livre, le 15 novembre 2015, Patrice Piguet monta une exposition d’appareils et d’accessoires dans le hall de La Bobine, assortie d’une démonstration des appareils. Souhaitant rendre durable ce qu’il entendait transmettre et ne sachant où iraient un jour les pièces qu’il conserve dans son atelier, il prit l’initiative d’un documentaire réalisé par Achim Meylan, Meylan Multimedia (Le Pont).
C’est ce reportage que nous donnons à voir.

 

Roland Cosandey, 22 décembre 2016.


Nos remerciements vont au Musée de l’Elysée et à Mme Maude Tissot pour la réalisation du scan de Das lebende Bild ; à Bruno Corthésy (Bureau de recherche en histoire de l’architecture, Lausanne) pour la mise à disposition du dossier sur L’ensemble Terreaux-Mauborget ; ainsi qu’à Patrice Piguet (Le Sentier) pour avoir accepté que "son" film soit mis en ligne sur Documents de cinéma.

Illustration: "Kursaal (1901-1906, MHL)", tiré de Bruno Corthésy et Mathias Glaus, L’ensemble Terreaux-Mauborget (...), 2013.

Les textes publiés dans Documents de cinéma n’engagent que leur auteur.