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Cinéma 1900: Camille Blot-Wellens

Camille Blot-Wellens et les films Joly Normandin

Camille Blot-Wellens
Les films Joly-Normandin: la part suisse du corpus,
octobre 2014, pdf, 18 p.

Roland Cosandey
Les films à cinq perforations Joly Normandin - Le jeu des listes.
Une invitation à la lecture de Camille Blot-Wellens,
El cinematógrafo Joly-Normandin (1896-1897). Dos colecciones : João Anacleto Rodrigues y Antonino Sagarmínaga, Filmoteca española, Madrid, 2014, octobre 2014, pdf, 10 p.

 

Introduction

1.

Le 11 octobre 2013, les 32èmes Giornate del cinema muto de Pordenone présentaient l’ensemble des films à cinq perforations qu’il est possible aujourd’hui de réunir et de projeter, en transfert analogique ou numérique. Ces quelque septante vues réalisées entre 1896 et 1897, aisément identifiables à leur format presque carré, tournées avec une caméra de conception Joly-Normandin (Paris), provenaient essentiellement de trois collections, espagnole, portugaise et suisse.

Son témoignage est d’autant plus précieux qu’au contraire de Luc Peire (1916-1994) et d’Henri Chopin (1922-2008), son nom se réduit aujourd’hui à une simple mention filmographique, sans plus de consistance historique.

Voir «Cinema delle origine. Early Cinema. Joly-Normandin», in: Le Giornate del cinema muto 32. 5-12 ottobre 2013. Catalogo. Catalogue, pp. 155-161).

La Cinémathèque suisse conserve, déposés en 1994 par le Musée suisse de l’appareil photographique de Vevey, quinze films à cinq perforations constituant le Fonds Joly-Normandin. Ils ont fait l’objet d’un livre, Cinéma 1900. trente films dans une boîte à chaussures (Payot, Lausanne, 1996), récemment mis à jour ici-même dans Documents de cinéma.
Ces brefs films figurent en ligne sur le site du Musée suisse de l’appareil photographique.

Leur importance patrimoniale est grande. En effet, ces vues appartiennent non seulement aux premiers programmes de projection effectivement montrés en 1896 en Suisse romande, mais ils constituent matériellement l’ensemble le plus ancien de copies retrouvées sur le territoire suisse. Ils comprennent notamment deux sujets tournés à Lausanne, Débarquement d’un bateau à Lausanne (Suisse) et [Le Bataillon 8 à la caserne de la Pontaise, Lausanne], qui comptent parmi la vingtaine de films réalisés cette année-là en Suisse à être conservés.

2.

Le programme de Pordenone avait été établi par Camille Blot-Wellens, qui avait oeuvré à la restauration des deux premières collections, à Madrid, à la Filmoteca Española. Trois ans auparavant, le 8 juin 2010, le Cine Doré, à Madrid, avait montré le résultat de trois ans de travaux de restauration.

Quant à la Collection Joly-Normandin suisse, traité par le regretté Hermann Wetter, c’est depuis 1996 qu’elle est accessible, grâce à l’un des premiers projets de restauration soutenu par l’Association Memoriav (Berne).
Les derniers spectateurs qui purent en découvrir les images furent ceux de la Nuit des musées lausannois, au Capitole, le 27 septembre 2014.

Mais il fallait être au Cinema Verdi, à Pordenone, dans une grande salle composée d’historiens du cinéma, d’archivistes et d’amateurs du monde entier découvrant l’ensemble considérable des vues restaurées, pour éprouver le sentiment que surgissait, d’un bloc, devant ce public de connaisseurs un pan nouveau de ces années de première grande diffusion de l’image cinématographique.

3.

Nous avions repris ici-même le dossier des films Joly-Normandin en janvier 2013, pour signaler la parution d’une première monographie consacré à l’un des noyaux principaux de ce corpus, les copies Joly-Normandin de la Collection Sagarmínaga (Madrid).

Irela Nuñez del Pozo, Henri-Joseph Joly: quando lo schermo era quadrato. I film a cinque perforazioni della collezione di Antonio Sagarmínaga 1896-1898, Cattedrale, Ancona, Associazione italiana per le ricerche di storia del cinema, Roma, 2010 [antidaté, parution: octobre 2012].

Nous y revenons aujourd’hui pour deux raisons. L’un tient à cette séance des Giornate del cinema muto, car la circonstance, depuis longtemps attendue, marque véritablement l’inscription de cet objet – les films à cinq perforations réalisés par des caméras Joly-Normandin – dans l’horizon de l’histoire des toutes premières années du spectacle cinématographique. L’autre raison tient à la recherche qui accompagne, prolonge et assoit cette inscription.
Après avoir publié une monographie sur la collection Sagarmínaga, en excluant les films Joly-Normandin à cinq perforations qu’on y trouve, Camille Blot-Wellens vient de consacrer un ouvrage à l’ensemble de la production Joly-Normandin, à partir des divers corpus mis au jour depuis les années 1990.
Les deux travaux sont accessibles en espagnol. Le premier est édité sur papier: La colección Sagarmínaga (1897-1906). Erase una vez el cinematógrafo en Bilbao, Filmoteca de la Cinematografia y de la artes audiovisuales, Madrid, 2011 (Cuadernos de la Filmoteca, n° 14), avec deux dvd.
Le second est librement téléchargeable sur calaméo.fr, El cinematógrafo Joly-Normandin (1896-1897). Dos colecciones: Joao Anacleto Rodrigues y Antonino Sagarmínaga.

Modèles d’édition et de recherche pour le domaine précis sur lequel elles portent, ces deux publications illustrent, plus généralement, de manière exemplaire la démarche historique attachée à la compréhension d’objets transmis, archivés et restaurés.
Pour en faciliter l’accès au lecteur qui redouterait l’espagnol, nous avons établi du dernier ouvrage la table des matières qui lui fait défaut et nous en avons tiré une liste filmographique sommaire en mettant l’accent sur la localisation géographique des vues.
L’une et l’autre permettront au lecteur de repérer immédiatement les multiples pistes suivies par l’auteure et de se faire une idée du répertoire Joly-Normandin.

4.

Camille Blot-Wellens associe une double compétence, celle de restauratrice de films et d’historienne du cinéma, ce qui lui permet de proposer non seulement un remarquable catalogue de copies conservées, mais d’apporter aussi à ce dernier toutes les données qui rendent la liste intelligible.

Le lecteur verra avec quelle sagacité et quelle extension dans la recherche l’auteure aboutit à un tableau qui fera désormais référence. Elle éclaire ainsi une de ces productions typique des toutes premières années du cinéma, fragiles, car relevant d’un dispositif singulier susceptible d’être rapidement frappé d’obsolescence et dépendant d’une production de vues associée par force à ce seul projecteur, comme le fut aussi le 70 mm de Mutoscope & Biograph.

Cette production assignable à l’appareil Joly-Normandin pourrait avoir totalisé quelques centaines de films au plus, réalisée sur moins de deux ans. Camille Blot-Wellens en a répertorié 165, dont 100 à partir de seules sources secondaires. Elle fut diffusée d’une manière plus dense qu’on l’imaginait. Elle est principalement concentrée à Paris et en France, mais comprend aussi des vues réalisées par les entrepreneurs de spectacle cinématographique étrangers, identifiés ou anonymes, en Italie, Suisse, Grande-Bretagne, Irlande, et jusqu’en Australie.
D’une façon plus générale, entre tableau de la production et cartographie de la diffusion, Camille Blot-Wellens met en évidence la variété du personnel qui intervint dans ce moment - de nombreux photographes, des tourneurs, des entrepreneurs de spectacles de variétés ou de vaudeville, société photographique - et la diversité des circonstances de diffusion à l’échelle internationale. Elle dessine ainsi une histoire des premières années du cinéma dont les traits ne sont pas propres à un format singulier, mais reflètent l’ensemble de cette période.

Contrairement au Cinématographe Lumière, l’appareil Joly-Normandin n’était jusqu’ici guère associé à des vues particulières, à part une scène de basse-cour colorée, Intérieur de ferme dans la Charente (désigné aussi comme A la basse-cour) venue avec un appareil déposé dans les années 1920 au Musée des arts et métiers de Paris, et, bien sûr, les tableaux “piquants“ dus au photographe parisien Eugène Pirou, connu pour ses portraits d’actrices. Mais ces dernières étaient visibles en standard Edison, ce qui signale par ailleurs avec quelle rapidité le format 35 mm à quatre perforations s’imposa de fait auprès des producteurs de films.
La mention la plus fréquente de l’appareil dans les histoires du cinéma n’est pas d’ordre iconographique. Elle tient au terrible fait-divers de l’incendie du Bazar de la Charité du 4 mai 1897, provoqué par un maniement fautif du réservoir de la lampe, qui provoqua la mort de 126 personnes et en blessa de nombreuses autres. A ce propos, la vue réalisée la veille et que l’opérateur expliqua au procès avoir voulu tester le jour du drame, fait partir des films conservés, La Mi-Carême à Paris.
Dans tous ces cas, Camille Blot-Wellens, s’aidant des recherches régionales menées en France, en Belgique, en Grande Bretagne, Irlande, en Italie et en Australie, apporte son lot de précisions et de nuances nouvelles.
Certaines de ses sources sont exceptionnelles. Dans les deux collections portugaise et espagnole figurent, fait rare, correspondance privée et commerciale. Pour les films liés à Pirou, il existe des dépôt en copie papier faits auprès de la Bibliothèque nationale en février 1897.
Parmi les sources constituées, en l’absence de tout catalogue imprimé, un ouvrage en particulier fait enfin la preuve de ce que les chercheurs peuvent en tirer s’ils veulent bien en faire usage, le Dictionnaire des cinématographes en France (1896-1897) de Jacques et Chantal Rittaud-Hutinet (Paris, Honoré Champion, 1999).

5.

La grille qu’établit la filmographie de Camille Blot-Wellens permet d’affiner des identités, sinon de tourneurs individualisables, du moins de répertoires singuliers. Et le territoire qui s’ouvre à cette vérification n’est pas forcément éloigné.
L’affirmation, souvent répétée, d’un retard de la Suisse en matière de diffusion du cinéma (reconduite par la réédition tel quel, en 2010, de l’ouvrage pionnier de Jacques Rial et Freddy Buache Les débuts du cinématographe à Genève et à Lausanne, 1ère éd. 1964), avait été infirmée par un dépouillement plus méthodique de la presse et par le recours aux archives dans le mémoire de François Langer, hélas demeuré inédit.
A l’échelle suisse, la chronologie de l’exposition du Kinetoscope d’Edison (appareil à visionnage individuel) et celle des représentations cinématographiques, établie pour la revue Equinoxe n°7, en 1992, puis augmentée dans Intervalles en 1999, a fait la démonstration de la présence successive des deux attractions et de la fréquence remarquable des projections de “photographies animées“ en 1896, la première année de diffusion générale du spectacle de cinéma.

- François Langer “Per artem probam ad lumen”. Les débuts de l'exploitation cinématographique à Lausanne 1896-1930 (Université de Lausanne, Faculté des lettres, Lausanne, 1989, mémoire d'histoire, inédit, 2 vol.
- Collectif, «Les premières images animées en Suisse. Une chronologie remaniée et augmentée, 1895-1896», Intervalles (Prêles), nº55, automne 1999, pp. 23-46.

Dorénavant, ce tableau peut être à la fois complété et repris grâce à un précieux instrument d’orientation: la filmographie de Camille Blot-Wellens, qui permet notamment d’introduire des distinctions probantes dans la jungle des appellations.

 

Roland Cosandey, octobre 2014