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La Fête des Vignerons, le cinéma et Gustave Doret, 1905 / 1927

- We Put the World Before You. Urban Films, The Charles Urban Trading Company, Londres, novembre 1906 (Supplementary to Film Catalogue, June 1905), 200 p., PDF.

- Gustave Doret, Propos sur le cinéma, 1913-1939, 32 p., PDF.

 

A l’occasion du 150ème anniversaire de la naissance de Gustave Doret, le département de musicologie de l’Université de Fribourg organisait, le 23 septembre 2016, un colloque intitulé «Mythologies romandes. Gustave Doret et la musique nationale».
Sollicité par les organisatrices, Delphine Vincent et Louise Sykes, nous proposâmes une intervention en forme de question : «1905 / 1927 : la Fête des Vignerons, quel objet de cinéma ?».
La question s’adressait autant à nous qu’à l’auditoire, composé essentiellement de musicologues, et à ce moment-là notre réponse n’évoqua ni Gustave Doret, ni vraiment la relation que pouvait entretenir des films de 1905 et de 1927 avec la musique.
Nous fîmes état surtout du résultat de l’identification et de l’analyse que venait de mener la Cinémathèque suisse dans le cadre d’un projet de restauration touchant les copies conservées des plus anciens films de la Fête. Généreusement soutenu par la Confrérie des Vignerons, dans la perspective de la Fête de 2019, le projet aboutit à des tirages nouveaux établis fin 2017.
Cette étape, marquée par l’établissement de dossiers de restauration (par Carole Delessert, conservatrice), nous avait semblé, Doret ou non, suffisamment riche pour en entretenir nos auditeurs, éclairant en marge de leur propre discipline un aspect médiatique peu connu, soit les premières représentations filmiques de cet événement exceptionnel, dont l’ensemble aujourd’hui préservé constitue l’un des corpus les plus importants des vestiges du cinéma muet suisse.

Toutefois, le sentiment d’être resté à la surface nous mena à reprendre la chose pour découvrir au fur et à mesure de l’approfondissement de la recherche que le sujet représentait, par l’intrication des problématiques, un véritable cas d’école.
Pour 1905, il permettait d’associer deux dimensions sans commune mesure, la production internationale et la production locale, ainsi qu’à préciser l’attractivité du Festspiel pour les “cinématographistes“ et le premier public du spectacle cinématographique.
Pour 1927, grâce à la multiplicité des sources, il permettait de produire des informations inédites sur deux producteurs romands, l’Office cinématographique suisse et Arthur Adrien Porchet (avant l’AAP genevoise) ; mettait en évidence, dans le domaine documentaire, la grande labilité de l’œuvre filmée ; établissait diverses modalités de l’accompagnement musical de la projection, en l’occurrence pour des images dont le sujet était intrinséquement associé à la musique, en complétant ces observations de certaines considérations développées à ce propos par la critique; entraînait, au-delà des questions d’identification, d’envisager la transmission des films comme un processus révélateur de la variation du statut attribué à ces derniers.
Last but not least, la recherche réintégrait Gustave Doret dans son mouvement pour montrer, textes à l’appui, comment cet esprit hostile aux moyens de reproduction mécaniques envisageait le cinéma et comment, discrètement, il se prêta tout de même ses notes au «ciné».

Le lecteur ne trouvera pas ces analyses dans Documents de cinéma et il lui faudra aller aux actes du colloque, à paraître en 2018, pour en prendre connaissance, sous le titre suivant:
«Les premiers films de La Fête des Vignerons, Vevey, 1905 et 1927 – du temps où le cinéma muet ne l’était guère», in : Delphine Vincent, éd., Mythologies romandes : Gustave Doret et la musique nationale, Peter Lang, Berne, 2018 (Publications de la Société Suisse de Musicologie/Série II).
Par contre, il trouvera ici, dans une rubrique ouverte, une série de documents portant sur 1905 et 1927. L’ensemble constituera en quelque sorte une annexe de l’étude publiée dans les actes, mais la nature des documents mis en ligne ici fait qu’on peut très bien en prendre connaissance et en faire usage de manière autonome.

 

1. The Charles Urban Trading Company : le monde à portée des yeux

L’ensemble commence par la reproduction intégrale d’un précieux catalogue de la maison britannique Charles Urban, publié en 1906. Il suffit de feuilleter ces deux cents pages de films commentés et illustrés pour mesurer le volume et la diversité de cette production. En les parcourant plus attentivement, on prendra connaissance d’une entreprise dont on ne peut soupçonner le propos et l’ampleur, si l’on attache encore à ces années premières du cinéma une idée de candeur et de “primitivité“.
Les films Urban furent largement achetés et montrés en Suisse par les forains et autres exhibiteurs avant 1910. Les vues de la guerre russo-japonaise figurent au répertoire de plusieurs d’entre eux et le Biennois Georges Hipleh-Walt avait en sa possession le très rare album de tirages photographiques de l’opérateur Urban actif du côté russe, George Rogers, Le Bioscope, avec l'Armée russe en Mandchourie, exemplaire qui est aujourd’hui conservé à la Cinémathèque suisse.
On verra aussi que les paysages suisses firent l’objet, dès 1903, de véritables expéditions de tournage, en particulier dans les Alpes, témoignage de l’engouement du public britannique et international pour ces lieux, dans le fil du Grand tour, des itinéraires de l’agence Cook et de la Suisse comme «playground of Europe», les modernes sports d’hiver venant compléter l’alpinisme au début du siècle.

Au privilège d’une concession attribuée par la Confrérie des Vignerons, un caméraman de la Urban Trading Co. filma les sept parties constituant The Vintners’ Festival, Vevey 1905, «Being a complete pictorial account of the remarkable "Fête des Vignerons", at Vevey, Switzerland», que le catalogue décrit et illustre aux pages 171-172.
De cette production, il subsiste un élément à la cinémathèque du British Film Institute, provenant de la fameuse collection de l’abbé Josef Joye, constitué à Bâle entre 1905 et 1915. Un autre fragment, colorié, conservé à la Cinémathèque suisse, vient de faire partie de la campagne de restauration menée pour les films de la Fête de 1905 et 1927, au moment où la Confrérie des Vignerons prépare activement la célébration de la fête de 2019, selon le rythme générationnel de la manifestation veveysanne.

Nous sommes particulièrement heureux de pouvoir mettre une source aussi importante à la disposition des curieux, des étudiants, des chercheurs ou des catalogueurs, complétant ainsi l’accès en ligne sur Internet Archive d’une édition de 1903, et les ressources fournies par Luke McKernan dans son importante monographie, Charles Urban. Pioneering the Non-Fiction Film in Britain and America, 1897-1925 (Exeter, University of Exeter Press, 2013) et sur le site qu’il a dédié à Charles Urban.

Toute notre reconnaissance va à Stephen Herbert (Hastings, East Sussex) pour avoir autorisé Documents de cinéma de publier le rare exemplaire du catalogue en sa possession.

- We Put the World Before You. Urban Films, The Charles Urban Trading Company, Londres, novembre 1906 (Supplementary to Film Catalogue, June 1905), 200 p., PDF.

 

2. Ce que Doret dit du cinéma

Compositeur des deux premières Fêtes des Vignerons du 20ème siècle, les premières à avoir été filmées, en 1905 et en 1927, Gustave Doret (1866 – 1943) apparaît à l’écran dirigeant l’orchestre de l’une et de l’autre des fêtes.
Suisse installé à Paris, il fut interrogé en 1919, avec ses collègues français par la revue Le Film (Paris), soucieuse de recueillir l’opinion des musiciens sur le rôle de la musique dans le développement de l’art cinématographique. Il est cité au début des années 1920 par la Revue du cinéma (Lausanne) comme un artiste susceptible de collaborer au développement du cinéma suisse (ses Armaillis n’y sont certainement pas pour rien, ni ses créations scéniques au Théâtre du Jorat avec René Morax).
Ce vœu resta pie, mais en nous interrogeant sur la relation que le musicien vaudois avait bien pu entretenir avec l’écran, nous avons mis au jour deux choses. Gustave Doret - qui l’aurait cru de la part du Maître ? - avait fait établir des arrangements pour le “ciné”, qui furent publiés en 1928 chez Foetisch Frères, Lausanne. Par ailleurs, longtemps chroniqueur musical, il lui était arrivé, à l’occasion, d’évoquer le cinéma, souvent de façon marginale, mais non moins significative.
Les partitions feront l’objet d’une publication ultérieure. Les propos sont édités ici avec un commentaire. Moins portées sur des questions proprement musicales, comme les quelques écrits d’Honegger ou ceux de Dalcroze (voyez ici-même L’Âge du rythme de Laurent Guido), moins importantes aussi par leur portée, ces observations peuvent être abordées comme une petite contribution à une histoire intellectuelle du cinéma, une histoire concevable au-delà de la réception singulière des films par la critique, telle qu’elle put se manifester en Suisse romande sous la plume des chroniqueurs, dans les rubriques des revues littéraires et artistiques, voire dans des textes de création.
Venant de Gustave Doret, elles donnent le ton d’une critique réactionnaire que l’on pourra associer, pour nos latitudes, aux accents d’un Alexander von Senger, auteur de Le cheval de Troie du bolchévisme (1931) ou à la manière dont un peintre comme Edmond Bille considérait le cinéma.

- Gustave Doret, Propos sur le cinéma, 1913-1939, 32 p., PDF.

 

Roland Cosandey

Janvier 2018